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Dès le premier jour, Gaby et moi avons quitté Istanbul et la civilisation. Il nous a fallu 3h de bus pour atteindre une petite commune aux abords d’Iznik. Nous y partageons la grange d’Ulas, un ancien artiste reclu en hermite. Composée d’une chambre, d’un débarras et d’une piètre pièce de vie, il nous propose d’occuper son lit, dur comme la pierre, qui n’est rien d’autre qu’un fin matelas posé au sol. Le soleil s’échappant au milieu de nulle part, nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter.

Notre chambre rustique

Nous changeons instantanément de vie. Fini le confort absolu de notre situation de français privilégiés. Nous sommes dans l’inconnu le plus total… Autour de nous, une habitation des plus étranges, un drôle de gars et une nuit glaciale. La porte de notre chambre ne ferme pas. Je me sens piégé. J’observe ce futur scénario catastrophe… comme dans une série d’horreur. De la cuisine partagée, une fenêtre donne sur notre lit. Je n’ai pas pu fermer l’œil imaginant le pire : cet étranger nous épiant et se rapprochant… Mon couteau sous mon oreiller, je me réveille en sursaut. Que fais-je donc ici ?

Ulas préparant un feu dans notre chambre

Je suis venu participer à une course à pied en pleine montagne ; 25 kilomètres à travers champs avec une centaine de participants. Malgré la torture de cette nuit, je pars m’entraîner dès le réveil. J’enchaine les foulées dans ces contrées. A part de vieux briscards et des chiens galeux, je suis seul dans ces paysages. Le temps s’est presque arrêté mais les appels lointains du Muezzin me ramènent sur terre. Même sans rien aux alentours, la religion ici demeure.

Les appels du Muezzin résonnent dans la vallée

A mon retour, Ulas est allongé dans son jardin. Il me demande de venir à ses côtés. J’en profite pour l’observer. Du haut de ses 37 ans, il est vêtu d’un vieux tricot de berger. Ses cheveux gras cachent un visage qui put être séduisant dans le temps. Fumeur d’opiacés, ses dents sont tachetées d’un mélange de jaune, gris et marron.

Il me présente ses poules qu’il considère comme ses meilleures amies. Il me montre les plantes sauvages comestibles ici et là. De jour, il est très sympathique et je perçois en lui une honnêteté et une sincérité renversantes. Il est très soucieux de savoir comment s’est passé notre nuit. Je ne peux pas lui mentir sur mon inconfort. Déçu, il cherche par tous les moyens à se faire pardonner. Il nous propose de nous préparer le meilleur des barbecues et autres mets de sa région. Nous acceptons à condition de participer à la préparation et à l’achat des vivres.

Pour ce faire, nous nous rendons à ses côtés, à pied, à Iznik. Des chiens errants nous pistent. Je ne cache pas mon inquiétude et je découvre, grâce à lui, que la bienveillance d’un être paisible les apaise. Ils souhaitent simplement obtenir sa sympathie et ne montrent aucune forme d’hostilité.

Depuis plus d’une heure, sous un soleil de plomb, nous finissons par faire du stop. Nous montons rapidement dans un camion qui nous dépose au centre ville. Ulas se dépêche de faire les courses pour retourner dans son hameau, le bruit et les odeurs de la ville l’oppressant.

La ville et le grand lac d’Iznik

Quant à Gaby et moi, nous flânons dans les rues. Les vieux hommes turcs sont au café en train de siroter leur çay (prononcé “chay”), un thé traditionnel à l’amertume renversante. Entre parties de backgammon et de Rami turc (une version réinventée du Rummikub), ils nous observent du coin de l’œil. Nous nous retrouvons rapidement à l’une de ces tables pour boire leur thé à 2 livres (15 centimes d’euro). Gaby est souvent l’une des seules femmes mais peu importe, nous aimons nous mêler à la population et nous accoutumer à leur rythme de vie.

Le soir même, notre vie se ralentit. Gabrielle filtre notre eau du puit pour la consommer. De mon côté, j’aide Ulas à faire le feu. Nous allons dans les hautes herbes chercher du bois, beaucoup de bois, pour faire grimper les flammes aux cieux.

Préparation du barbecue

Dans le froid bleuté de la nuit noire, les flammes dansent. Poivrons verts, pommes de terre, aubergines et viandes d’agneau sont au menu. Chaque aliment cuit à sa façon. Pommes de terre et aubergines dans les braises, poivrons verts sur les grilles et viande à part, retournée régulièrement. Tous nos sens sont aux aguets.

L’un des repas préparé par Ulas composé notamment d’un saucisson traditionnel épicé (sans porc)

Nous discutons de nos vies. Il était un artiste performeur accompagné d’une troupe. Il avait vécu à Istanbul et même à Paris. Il gagnait bien sa vie mais ne pouvait la supporter. Le diktat de la société l’obligeant à respecter les règles d’un monde injuste ne lui convenait plus. Il était parti vivre plusieurs mois dans la forêt. Il en était revenu chamboulé. Le bruit même de la musique l’agressait. Il s’était finalement installé ici, dans son hameau de paix, avec ses poules et ses voyageurs comme seul lien social. Il est convaincu de ne pas aimer les Hommes. Ils les croient mauvais, contrairement à Gaby et moi. Je lui rétorque que c’est sa gentillesse qui nous pousse à être d’aussi bonnes personnes. Il rigole et n’est pas d’accord. Nous apprécions beaucoup sa compagnie. Ulas est un être sensible, bon et meurtri.

Nous nous couchons l’estomac plein, l’esprit apaisé et le cœur soulagé. Notre voyage ne pouvait pas mieux commencer.

Nos longues conversations dans le jardin